L’Economie (la diablesse mérite sa majuscule) a dominé l’actualité de l’année. Mais faut-il vraiment n’avoir d’yeux que pour elle ?
Il n’est pas sûr que la colère ou l’élan des peuples soient d’abord déterminés par les chiffres même si ceux-ci peuvent être dévastateurs. Certains pays en butte à d’énormes difficultés gardent le moral, d’autres, encore en relative aisance, sombrent dans la déprime collective. N’en déplaise aux marxistes et aux ultra-libéraux, la révolte sociale, l’ambition économique sont des moteurs de l’histoire, mais pas les seuls. Tenter plutôt d’ausculter les rêves collectifs est aussi révélateur.
Ainsi on ne comprend rien aux puissances “émergentes” sans percevoir ce qui fait leur première force. Ce n’est pas tant le nombre, pas tant l’abondance des matières premières, pas même les performances industrielles. C’est plutôt une certitude partagée dans toutes les couches de ces sociétés pourtant si peu égalitaires: on y croit dur comme fer, dans toutes les familles, que demain vaudra mieux qu’aujourd’hui, que les enfants vivront mieux que leurs parents.
L’ascension formidable de la Chine ne s’explique pas par la compétence - pourtant réelle à bien des égards - d’un régime totalitaire et corrompu. Elle doit certes beaucoup à la relative liberté d’entreprendre. Mais la clé du succès passe d’abord par le dynamisme de clans familiaux et régionaux qui s’accrochent à leurs visées, travaillent dur, s’entraident, étendent leurs réseaux bien au-delà des frontières. Le rêve mobilisateur, en dehors des élites dirigeantes, n’est pas tant la gloire de la Chine en tant que nation - la relève des dirigeants en octobre n’a pas soulevé les passions, pas plus que la campagne anti-japonaise de cet automne -, il tourne d’abord autour d’un immense appétit de richesses, aux niveaux individuel et familial. Tant que la promesse du pactole paraît tenable, chacun supporte sans trop broncher la dureté de la vie, l’injustice sociale, le désastre écologique, le spectacle de la corruption.
Le paysage des rêves est différent au Brésil, cet autre “émergent”. Dans les villes chaotiques, on n’en est pas encore à fantasmer sur sa future BMW rutilante, ou alors seulement chez quelques super-riches qui d’ailleurs possèdent déjà leurs bagnoles de luxe. Le rêve collectif dominant est social. Les Brésiliens se projettent dans un avenir moins injuste. La politique de Lula, poursuivie par la président Dilma Rousseff (plus de 70 % d’opinions favorables après deux ans au pouvoir), a permis aux pauvres d’échapper à la misère la plus crasse et de leur donner une dignité nouvelle dans la société. Ce fut favorable à l’économie. Bien que celle-ci se ralentisse fortement en raison de la conjoncture internationale, la confiance se maintient. Fin octobre, les élections régionales confirmaient la prééminence du centre-gauche. A contrario, la droite eut beau dénoncer toutes les pannes du régime, elle n’a pas convaincu parce qu’elle ne fait rêver personne sinon les plus fortunés. Dans la foulée de ces succès, c’est toute l’Amérique du sud qui se met à croire à un avenir meilleur, à la solution des conflits - à commencer par la Colombie où gouvernement et rebelles négocient la fin d’une guerre de plus de cinquante ans -, qui se voit enfin accéder à l’indépendance du continent après des siècles de colonisations et de manipulations extérieures.
Les pulsions des peuples montent de loin dans l’histoire. Ainsi la Russie, pour en rester au cercle des prétendus émergents, reste divisée entre deux courants séculaires: les uns ont les tournés vers l’Occident, les autres rivés à l’immensité nationale dans la fierté des particularismes. Le “tsar” actuel, Vladimir Poutine, réélu en mars avec plus de 60 % des voix, ne doit pas sa victoire aux fraudes pourtant avérées: le peuple soutient encore cet homme qui veut rétablir la grandeur du pays, affirmer sa dignité face aux Occidentaux. Même s’il exhibe moins ses biceps ces derniers mois, il n’est pas près de se laisser déstabiliser par les protestations des démocrates qui, dans les villes, ne cessent de clamer leur colère. L’un des deux rêves - la gloire de la Russie éternelle d’un côté, la modernisation dans la liberté de l’autre - reste plus puissant.
Pour en rester à l’étage des géants, comment mettre l’Américain sur le divan et résumer sa psyché en quelques lignes ? Malgré la cassure tant de fois soulignée entre les pro-Romney et les pro-Obama, l’”American dream” perdure pour tous au-delà de tous les revers: une Amérique forte, diffusant ses certitudes à travers le monde, sûre de toujours rebondir. La dette est cauchemardesque ? La planche à billets y pourvoira. Les troupes laissent un Irak chaotique, dominé par les chiites alliés du grand ennemi iranien, elles vont quitter un Afghanistan meurtri qui les déteste, bientôt retombé aux mains des islamistes. La pauvreté s’étend, les familles sont étouffées par leurs crédits. Rien n’y fait. L’armée a eu la peau d’Oussama Ben Laden. L’histoire que l’on se raconte compte plus que les réalités. La clameur du “God bless America” couvre toutes les objections.
En deux endroits du monde au moins, les rêves antagonistes des uns et des autres tournent, ou menacent de tourner, au cauchemar meurtrier.
Le Moyen-Orient. L’année a enfoncé la Syrie dans la tragédie. Le régime honni était pourtant porteur d’un projet: une société multi-confessionnelle, progressiste à bien des égards. Au prix de la dictature, longtemps supportée dans ce pays qui n’a jamais connu la démocratie. Face à lui se sont dressés deux camps ennemis, en fait opposés entre eux: les modernistes épris de liberté et les conservateurs islamiques qui aujourd’hui tiennent le haut du pavé rebelle à l’aide des “djihadistes” internationaux. Aucun des acteurs de cette tragédie n’a l’économie en tête. Seules les passions dominent.
S’il y a un élan qui échappe à toute raison, c’est bien celui de la religion échauffée à l’extrême. Qu’elle s’exprime dans des mouvances et des pouvoirs dits “modérés” (comme on aime à le dire des Frères musulmans en Egypte) ou dans des organisations terroristes, telles celles qui sévissent au Sahel, en particulier depuis la chute de la dictature de Libye, la pulsion est la même: des hommes se battent avec la conquête du paradis en tête. Que le sang coule sans fin ne leur importe pas plus qu’aux tyrans attachés à leurs privilèges.
Jamais Israël et la Palestine n’ont été si loin d’une perspective de paix. La droite et l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem jouent aussi avec un rêve enfoui: une grande “Judée-Samarie” dont les Palestiniens seraient rejetés dans un vague simili-Etat éclaté et dominé, sans accès à la Ville sainte. Il y a dans toute politique coloniale un soubassement messianique. Cela vaut pour les “implantations” sauvages des Israéliens sur des terres qui ne leur sont pas reconnues internationalement. Face à ces provocations, l’occupé qui se veut raisonnable, telle l’Autorité palestinienne, admise sur un strapontin onusien, paraît impuissante, ridiculisée. Dès lors la seule voix qui se fait entendre dans ce camp, comme dans celui d’en face, est celle des durs. Plus le temps passe, plus l’objectif rêvé, les deux Etats, paraît illusoire.
L’Europe ? Là, c’est d’un rêve cassé qu’il s’agit. Celui de l’union ne fut jamais flamboyant mais bien ancré, croyait-on, et concrétisé dans un espace prometteur. Le voilà menacé. Cela au moment-même, paradoxe troublant, où les Etats et les institutions communautaires parviennent enfin à des mesures concrètes et raisonnables pour assurer l’avenir: la solidarité entre pays riches et embourbés enfin clairement affichée dès l’été 2012, la volonté de renforcer les pouvoirs politiques et économiques communs marquent une avancée dans l’histoire. Mais à ces sages mesures manque le souffle. L’émotion bâtisseuse. C’est plutôt la vieille fièvre nationaliste qui rôde. On loue à nouveau les frontières… tout en jouissant des avantages de leur dépassement. Il y a un an beaucoup enterraient l’euro, ils ont bien du enterrer ce fantasme et aujourd’hui cherchent à tâtons celui qui tuera l’idéal européen.
La France illustre bien la force de l’imaginaire face aux réalités. Le pouvoir élu en mai tente de garder les pieds sur terre, de tendre à plus justice sans casser le système. C’est mal vu par les nostalgiques de tous bords qui rêvent encore à la France d’hier, quand mines et aciéries étaient florissantes, quand la quincaillerie quotidienne ne venait pas d’Asie, quand l’Etat d’après-guerre, gaullistes et communistes réunis, permettait de croire à sa toute-puissance. S’il y a un pays en Europe capable d’inventer, faire du rêve une réalité, c’est bien la France. De la Révolution… à la république généreuse, à la technologie créative ( les TGV, le Concorde, Ariane, Airbus…). Mais aujourd’hui, brouillée avec l’avenir, elle est en panne d’imagination. Celle-ci reviendra. Mais on ne voit pas encore qui lui en redonnera le goût.
L’Allemagne se veut les pieds sur terre. Sage et laborieuse. Les grands frissons, merci, elle a donné. Elle aussi est pourtant portée par une aspiration envie profonde: maintenir un voisinage pacifique et si possible amical. C’est pour cela qu’après avoir donné tant de leçons d’austérité, elle a accepté de venir en aide aux Etats endettés et d’effacer même un bon bout de l’ardoise grecque.
Quant aux Européens de l’est qui ont si longtemps rêvé de liberté et ont su le dire dans des d’oeuvres admirables paraissent aujourd’hui tenaillé par un fantasme plus terre-à-terre: celui la consommation à tout-va, fut-ce à crédit. On y passe ses dimanches dans les super-marchés. On y déserte les librairies et les théâtres autrefois bondés. Ou alors, certains, comme les Hongrois, cherchent les émotions dans l’exaltation de la patrie, la nostalgie de la grandeur perdue.
Quant aux Balkans, ils retombent dans leurs vieilles fièvres. Croates et Kosovars accueillent en héros des criminels de guerre bizarrement acquittés il y a peu à La Haye. Les Serbes ont élu en mai un des hommes du dictateur qui a mis le fin à la région dans les années 90 et qui aujourd’hui encore nie le génocide de Srebrenica. Un choix qui accroît le marasme économique, mais la pulsion des tripes nationalistes a été plus forte que la raison.
Et nous ? Les Suisses pragmatiques et peu rêveurs ? Nous avons aussi nos mythologies. Pour les uns, celle de l’Helvétie indépendante, neutre et protégée des vents du large. Peu importe ce que ces mots veulent vraiment dire aujourd’hui. Pour d’autres, poser en modèle de sagesse démocratique, de vertu écologique, de compétence technologique et d’ouverture internationale. Jouer les premiers de classe ! C’est notre petit cinéma à nous. Pas le pire des films.
En filigrane de nos discours formatés, nous cachons tous un noeud d’envies non dites. Nos humeurs intimes et collectives se mêlent. Ce sont elles qui, bien plus que les bons et les mauvais points des agences de notation, font battre le coeur de l’histoire.
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